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Le second naufrage de la « machine d’Anticythère »

Publié le 18 Fév 2018 à 11H24 Modifié le 30 décembre 2022
D’antiques rouages… trop modernes
Où l'on découvre comment depuis plus d'un siècle, aucun scientifique ou presque ne s'interroge devant l'un des plus beaux cas d'anachronisme techno scientifique...

Le savoir des civilisations passées est d’autant plus mystérieux et envoûtant qu’il est en partie perdu. Mais pas perdu pour tout le monde. Depuis des lustres, des charlatans, ou des chercheurs un peu farfelus, écument les arcanes de la planète Terre en quête de secrets dissimulés sous les strates du temps. Depuis les pyramides d’Egypte en passant par l’île de Pâques jusqu’aux géoglyphes de Nazca, tout a été écrit, hélas, ou presque, par des spécialistes autoproclamés, clamant ici qu’il était impossible à l’époque de réaliser de telles prouesses sans l’aide des extraterrestres, suggérant là que l’inclinaison d’une pierre taillée ou d’un dolmen implique un savoir cosmologique antique prodigieux. L’astronomie – la plus ancienne des sciences – est souvent invoquée dans les thèses les plus baroques, et si évidemment, dans l’immense majorité des cas, les chercheurs sourient en découvrant telle ou telle thèse loufoque, certaines fables résistent au temps et au regard critique…

Il existe peut-être un exemple stupéfiant de cette « archéologie devant l’imposture » pour reprendre la lumineuse expression de Jean-Pierre Adam, pourfendeur inlassable de ces théories extravagantes, trônant, au vu et au su de tous, dans une salle dédiée à son seul usage au Musée national archéologique d’Athènes.

C’est la très fameuse… Machine d’Anticythère. En deux mots, voici son histoire, contée depuis 1902, l’année de sa découverte. Il était une fois une galère romaine ayant sombré au large de l’île d’Anticythère, en mer Egée. Parmi les restes (supposés) de l’épave, auraient été retrouvés les rouages d’un ancien mécanisme d’horlogerie, qui une fois reconstitué (un incontestable exploit technique, pour le coup) par les spécialistes, s’est révélé une véritable horloge astronomique d’une (supposée) sidérale précision. Sidérale et sidérante puisque les techniques censément utilisés par les concepteurs du mécanisme d’Anticythère ont été inventées quelques dix-huit siècles plus tard, à la fin de la Renaissance européenne…

Une antiquité aux caractéristiques tellement… modernes !

C’est l’histoire rocambolesque et finalement amusante de cet anachronisme que Frédéric Lequèvre nous conte dans deux livrets publiés dans la collection « Une chandelle » dans les ténèbres aux éditions book-e-book sous le titre L’ordinateur d’Archimède. Docteur en physique, l’auteur connait sur le bout des doigts la mécanique céleste, et, pour notre plus grand plaisir, il s’est appliqué à démonter les rouages du mécanisme d’Anticythère. Hélas il a aussi, en décortiquant pièce par pièce cette horloge astronomique, entrepris de déconstruire ce qu’il considère comme un mythe : les Grecs, voici plus de deux mille ans, auraient construit un véritable planétarium portatif digne des plus belles horloges astronomiques du XVII e siècle… C’est avec une précision d’orfèvre que notre Sherlock Holmes scientifique mène son enquête à propos d’un instrument que certains astronomes n’ont, hélas, pas hésité à qualifier de « premier ordinateur de l’histoire ».

Le premier livret s’attache donc à présenter le mécanisme d’Anticythère, l’histoire de sa découverte, son fonctionnement, ses usages possibles et probables, sa (très relative) précision, sa (très faible) capacité de prévision astronomique. Et surtout… son aveuglant anachronisme.

Mis en appétit par sa lecture, notre curiosité aiguillonnée, nous découvrons dans le second livret comment et pourquoi personne n’a voulu s’atteler sérieusement à la question centrale, cruciale, que pose le mécanisme d’Anticythère : quel est son âge véritable, quand a-t-il été construit ?

Pourquoi ? Eh bien, lorsqu’un groupe de recherche – Antikythera Mechanism Research Project- est constitué depuis des décennies, qu’il promeut inlassablement la belle histoire de ce « miracle grec », lorsqu’un producteur de télévision tourne un long métrage à sa gloire, lorsqu’une publication est finalement acceptée par la prestigieuse revue Nature, lorsqu’une grande marque horlogère Suisse, Hublot, sponsorise le musée d’Athènes pour restaurer et mettre en valeur ce prodige de techno-science antique possiblement fabriqué ou utilisé par Archimède soi-même, voire Hipparque, excusez du peu, personne, au fond, n’a peut-être intérêt à s’interroger sur son authenticité…

L’enquête de « police scientifique » de Frédéric Lequèvre est érudite, technique, si l’on connait mal les subtilités de l’horlogerie cosmique et de… l’horlogerie moderne, mais son style, distillant de ci de là de petites touches ironiques, égaie la lecture de ces deux petits livres indispensables pour qui s’intéresse à l’histoire des sciences et des techniques.

Pour ne pas gâcher la lecture de « l’ordinateur d’Archimède » nous ne dévoilerons pas comment Frédéric Lequèvre remet les pendules à l’heure à la fin de son travail de déconstruction ; gageons que le lecteur aura déjà compris que le titre de son ouvrage est éminemment ironique, et que la merveilleuse histoire du mécanisme d’Anticythère… montre que finalement l’expression « fake news » est peut-être aussi vieille que l’humanité, ou presque.

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