« Le contrat secret pour détruire le paradis » constitue le troisième volet de la série l’Indonésie en vente, qui explique en détail les contrats opaques soutenant la déforestation de l’Indonésie et la crise des droits du sol.Cette série est le produit de 22 mois de journalisme d’investigation à travers le pays d’Asie du Sud-Est, incluant des entretiens avec des médiateurs, des intermédiaires, des avocats, des entreprises impliquées dans les contrats fonciers, et également avec les personnes les plus touchées par ces contrats.« Le contrat secret pour détruire le paradis » est basé sur une collaboration internationale entre Tempo, Malaysiakini, Mongabay et The Gecko Project d’Earthsight. (Baca dalam Bahasa Indonesia) Prologue : Johor Baru, 2012 En décembre 2012, lors d’une conférence de presse en marge d’un forum commercial islamique en Malaisie, un homme du nom de Chairul Anhar fit une déclaration audacieuse. Sa société, affirma-t-il, détiendrait les droits de 4 000 km2 de terrain pour des plantations de palmiers à huile en Indonésie. Si cela s’avérait, Chairul deviendrait alors l’un des principaux propriétaires du pays. Ledit terrain ne se trouve pas n’importe où non plus, mais précisément en Nouvelle-Guinée, une île gigantesque, un joyau scintillant aux yeux des investisseurs. Partagée entre l’Indonésie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, cette ile détient la plus grosse mine d’or du monde, du pétrole et du gaz inexploités et la plus grande étendue restante de forêt vierge en Asie. Pour les entreprises qui ont abattu sans discontinuer les forêts de l’Asie du Sud-Est, la Nouvelle-Guinée représente la dernière frontière. Pour l’investisseur qui peut en prendre le contrôle, la fortune est à portée de main. Et voilà un homme d’une quarantaine d’années, de forte corpulence, portant une fine moustache et des cheveux très courts, nommé Chairul, qui se présente comme cet investisseur. Il prétend être le PDG et propriétaire d’un conglomérat tentaculaire, le Menara Group. Il voyage en Bentley et en jet privé, et côtoie l’élite politique de Malaisie et de son pays natal, l’Indonésie. Chairul Anhar Sa déclaration se fonde sur le projet Tanah Merah, un programme visant à générer des milliards de dollars en exploitant les forêts tropicales vierges, qui abritent des tribus indigènes et une biodiversité riche, et en rasant ce qu’il en reste pour y planter à la place des palmiers à huile. Si ce projet était mené à son terme, l’entreprise deviendrait la plus grosse plantation d’huile de palme de toute l’Indonésie. Mais l’entreprise de Chairul, et sa connexion au projet s’avèrent plus alambiquées que l’image qu’il présente. Les droits à la terre dans la province de la Papouasie indonésienne ont été acquis au moyen d’un dédale de sociétés fictives. Les actionnaires étaient principalement des façades, contrôlés comme des marionnettes. Les sociétés servaient également d’écran et dissimulaient quiconque devait véritablement bénéficier de ce projet, que ce soit Chairul ou une autre personne. À la fin de l’année 2012, la majorité des fonds propres de ces sociétés fictives — et avec elles, les droits du projet — ont été vendus à des sociétés offshore situées au Moyen-Orient et à Singapour. Ces ventes entrainèrent une rentrée d’argent d’au moins 80 millions de dollars, et probablement plusieurs fois ce montant, dans le réseau des actionnaires connectés à Chairul, et accueillirent plusieurs nouveaux acteurs au projet : un ancien chef de police indonésien, une famille yéménite mystérieuse, une fameuse société d’exploitation forestière de Bornéo et un conglomérat connecté à une affaire de corruption scandaleuse en Malaisie. La forêt tropicale de Boven Digoel. Image de Nanang Sujana pour The Gecko Project. Au moment de la conférence de presse, Chairul n’avait plus qu’un droit limité sur les terres. Il était le Svengali des affaires qui avaient réuni d’autres intérêts, généré une fortune et mis le feu aux poudres d’un désastre environnemental qui commence à être révélé seulement aujourd’hui. La menace pour les forêts tropicales d’Indonésie était réelle. Depuis le début du siècle, seul le Brésil a perdu plus de forêts tropicales que l’Indonésie. L’une des causes principales de cette déforestation est l’essor des plantations industrielles qui ont débuté au début des années 2000. Ces plantations ont permis à l’Indonésie de devenir le premier producteur d’huile de palme, une huile comestible utilisée dans une multitude de produits de consommation. Mais cela a également déclenché une crise environnementale avec la libération dans l’atmosphère du carbone confiné dans les forêts. Le volume des émissions de gaz à effet de serre des forêts tropicales indonésiennes est devenu une préoccupation internationale. La Norvège s’est engagée à investir un milliard de dollars pour tenter d’encourager des réformes visant à réduire ces émissions. Depuis 2015, l’administration du Président Joko Widodo tente de maitriser le secteur des plantations, notamment avec son action la plus récente : une interdiction temporaire de nouveaux permis pour les plantations de palmiers. Bien que le projet Tanah Merah n’ait été développé qu’en petite partie, la destruction de la forêt reste à prévoir, car les permis ont été accordés avant que l’interdiction n’entre en vigueur. À présent, une zone, d’une surface encore plus grande que Manhattan, a été rasée dans le cadre du projet Tanah Merah, mais ce n’est qu’une fraction de la zone totale du projet. Si le reste est détruit au bulldozer comme programmé, cela libèrera plus d’émissions de carbone que la Virginie n’en produit en brulant des combustibles fossiles chaque année. Si le projet de construction d’une gigantesque scierie sur le territoire est mené à sa fin, cette dernière consommera une énorme quantité de bois sur les années à venir, ce qui aura inévitablement un impact sur les vastes étendues de forêt tropicale en Papouasie du Sud. Depuis le lancement du projet il y a une dizaine d’années, les processus d’obtention et de modification des permis ont été tenus secrets. Les entreprises impliquées ont employé tous les outils du secret d’entreprise pour ne pas avoir à répondre aux questions clés. Les aspects critiques du protocole d’obtention des permis qui soutient le projet dans son intégralité ne sont pas soumis à l’examen public. Les véritables propriétaires des sociétés qui déboisent la forêt aujourd’hui restent inconnus. Une enquête internationale impliquant des organes de presse de quatre pays différents — The Gecko Project, Mongabay, Tempo et Malaysiakini — a tenté de lever le voile corporatif. Nous avons cherché à savoir qui a obtenu les droits pour un projet de cette amplitude, et, peut-être plus important encore, de quelle manière. Notre enquête expose les méthodes employées pour garantir aux personnes qui contrôlent le destin de ces forêts — usant de leur argent, de leur puissance et de décisions politiques — de ne laisser aucune trace. Première partie : « Je n’allais pas accorder des permis à n’importe qui »