Le cerveau, objet technologique (5/8) : Faut-il exercer son esprit pour en avoir ?

Comprendre le fonctionnement du cerveau est l’un des enjeux de la convergence des technologies à la fois parce qu’il est devenu un objet de technologie, mais également parce l’étude de son fonctionnement permet d’envisager des technologies pour dépasser ses limites. C’est ce que va essayer de nous faire comprendre Rémi Sussan dans ce dossier d’InternetActu.

Le champ des exercices cérébraux a fait beaucoup parler de lui ces derniers mois, en partie grâce aux campagnes publicitaires de Nintendo concernant ses jeux : Docteur Kawashima (Brain Age en anglais sur DS) et Cerebral Academy (Wii). En dehors de l’effet de mode et des arguments publicitaires, il semble bien qu’il soit possible de domestiquer le cerveau par une série d’exercices : presque tout le monde est d’accord là-dessus ! Mais un certain nombre de questions continuent à se poser, et notamment de savoir quels exercices effectuer.

La première d’entre elles nous place d’emblée dans le domaine du marketing, puisqu’elle peut être formulée de manière très prosaïque : faut-il payer pour des exercices cérébraux, et combien ? Un jeu Nintendo comme Dr Kawashima est-il plus efficace qu’une partie d’échecs, des mots croisés ou des grilles de sudoku ?

Y’a-t-il de « bons » exercices pour le cerveau ?

Que penser par exemple de cette expérience effectuée dans une école britannique, à Dundee, au cours de laquelle des enfants entrainés avec Dr Kawashima ont vu leurs résultats en mathématiques améliorés considérablement par rapport à deux autres groupes tests, l’un qui ne faisait rien de particulier et l’autre qui utilisait une méthode dite de brain gym une espèce de gymnastique physique supposée améliorer les performances cognitives et enseignée dans de nombreuses écoles au Royaume-Uni ?

On peut en déduire, qu’il vaut mieux utiliser ce jeu vidéo que de ne rien faire, ou que de se contorsionner selon cette gym un peu spéciale (et d’ailleurs elle aussi fortement controversée). Mais cela serait prendre ces résultats au pied de la lettre.

Alain Lieury, professeur de psychologie cognitive de l’université de Rennes, a mené une série d’expériences qui montre au contraire que des enfants effectuant des exercices classiques de logique et de mathématiques avec un crayon et un papier font autant de progrès dans les domaines mathématiques que ceux qui utilisent une Nintendo DS, tandis que ces derniers se débrouillent plutôt plus mal en mémorisation que leurs équivalents « prénumeriques ». Autrement dit, Dr Kawashima, c’est du marketing.

C’est oublier peut-être rapidement le plaisir. Explorer le comportement d’enfants lors d’une expérience est une chose, c’en est une autre de demander à sa progéniture de faire un calcul avec un papier et un crayon alors qu’il pourrait jouer avec sa DS. Mais on sort alors du domaine de la pure efficacité des exercices pour entrer dans celui du plaisir, et donc, d’une certaine manière, de l’art.

En fait, l’entente n’est pas parfaite sur ce qui constitue un bon exercice d’entrainement mental et sur le rôle de la motivation dans son succès. Par exemple, la société Posit Science propose un système basé essentiellement sur le son. Selon eux, le déclin cognitif est lié à une difficulté grandissante à filtrer les informations. Le son présenterait un bon moyen de s’entraîner à séparer le « signal » du « bruit ». Mais Bernard Croisille, neurologue aux hôpitaux de Lyon, et cofondateur de la société SBT, société proposant elle aussi des exercices cérébraux, comme le système Happyneuron, est réservé sur la technologie Posit. Il a expliqué lors d’une récente conférence du programme Plus longue la vie que, selon lui, les exercices proposés par la société américaine ne sont pas assez variés et que la sensation d’ennui qu’ils procurent rend difficile leur usage sur le long terme.

Les jeux vidéos entraînent-ils notre cerveau ?

Mais si le plaisir et la variété apparaissent comme des éléments fondamentaux d’un système réussi, ne peut-on pas se demander si les bons vieux jeux vidéos, en proposant une immersion et donc un plaisir encore plus intense que les exercices Nintendo, ne boosteraient pas encore mieux le cerveau ?

Pour Bernard Croisille, les jeux vidéos donnent un rôle démesuré à la vitesse : il faut jouer rapidement. Une erreur à ne pas commettre, en tout cas si on s’adresse à des joueurs un peu âgés qui n’ont plus les réflexes d’autrefois. C’est d’ailleurs un des défauts des jeux d’entrainement proposés par Nintendo.

Mais certains jeux du commerce ne demandent pas de réflexes prodigieux. Une équipe de recherche de l’université de l’Illinois a ainsi effectué une étude sur l’influence d’un jeu de stratégie, Rise of nations, sur les capacités cognitives de 40 seniors, qui jouèrent pendant plus de 23 heures… Il s’est avéré que ce groupe a pu améliorer ses performances dans différents domaines, comme la capacité de raisonnement, la mémoire visuelle à court terme et surtout la capacité de changer rapidement de tâche et la mémoire de travail. Celle-ci est en quelque sorte le « buffer » (pardon pour cette métaphore informatique) de notre esprit. C’est là que nous stockons des souvenirs à très court terme, utiles lors de tâches que nous accomplissons. Par exemple, si vous faites une opération de calcul mental un peu difficile, comme une multiplication à deux chiffres, c’est dans cette mémoire de travail que vous allez stocker les résultats intermédiaires ou les retenues nécessaires pour terminer votre calcul. Autant d’informations que vous pourrez oublier aussi sec une fois le résultat trouvé.

En revanche, Rise of Nations n’a pas permis aux sujets d’effectuer des progrès notables sur la capacité à retenir une liste de mots ou d’autres tâches mémorielles plus classiques.

Mais qu’en est-il des plus jeunes ? Pour Stephen Berlin Johnson, auteur d’un livre au titre délicieux, Everything bad is good for you (Tout ce qui est mauvais est bon pour vous), les jeux vidéos, au côté des séries TV contribuent grandement à l’effet Flynn. Ce nom désigne un phénomène constaté (et contesté – l’article de la Wikipédia française étant beaucoup plus critique que la version anglo-saxonne) par les psychologues : la montée étonnante du quotient intellectuel au cours du dernier siècle. Pour Johnson, les médias, et singulièrement les plus méprisés, joueraient un rôle non négligeable dans cette progression. Les jeux, explique-t-il, entrainent les capacités de planification et de décision. Les séries télé, dont la complexité ne cesse de croitre (une série comme les Sopranos contient une multitude de sous intrigues à corréler et à mémoriser). Pour démontrer que les séries récentes sont bien plus complexes que les anciennes, Johnson trace dans son livre le graphe du réseau social de Dallas et le compare à celui de 24 heures : le second est bien plus riche, tant par le nombre des éléments qui le constituent que par celui des relations existant entre eux. Même les reality shows style Koh Lanta (qui entraineraient notre intelligence émotionnelle par l’observation des stratégies sociales et affectives des joueurs) auraient un impact positif sur notre mental !

Jusqu’où les exercices peuvent-ils changer notre mental ?

Les exercices ont parfois des effets très profonds et inattendus. C’est le cas du « dual n-back ».

En avril 2008, Alexis Madrigal présenta avec enthousiasme dans Wired les résultats obtenus par Suzeanne Jaeggi et Martin Buschkuehl avec ce test (.pdf). Son principe est le suivant. On présente à une personne deux stimuli différents simultanément : l’un visuel, l’autre auditif. Et cette personne doit les garder en mémoire pour détecter s’il se répètent. Par exemple, on présente à un sujet à la fois à un carré bleu pouvant se trouver dans neuf positions différentes sur une grille, tandis qu’est prononcée une lettre de l’alphabet. A charge pour le cobaye de se souvenir si la même lettre, ou le même motif, ont été déjà utilisés deux coups en arrière. Quand on est fort à ce jeu (si vous souhaitez tester), on peut travailler sur trois, quatre ou cinq coups en arrière… La documentation de Brain Workshop, une version open source du dual n-back affirme que certains sont capables de monter jusqu’à 11 coups !

Selon les chercheurs, ce test aurait la capacité d’améliorer ce qu’ils nomment « l’intelligence fluide » : autrement dit la capacité de repérer des modèles, des structures, et de trouver de nouvelles solutions face à des situations inédites. Un style cognitif à l’opposé de « l’intelligence cristallisée », qui repose sur l’usage d’un socle de connaissances déjà stockées dans notre cerveau.

Mais il y a mieux. Dans le cadre de l’intelligence fluide, les compétences acquises se transfèrent. En conséquence, quelqu’un qui aura exercé son intelligence fluide sera capable de s’améliorer dans d’autres domaines, sans rapport immédiat avec l’exercice d’origine. Ainsi, explique Madrigal, il est facile d’augmenter les résultats d’un test de QI en passant de nombreuses fois le test : mais tout ce qu’on fait, c’est devenir meilleur dans l’exécution des tests de QI. Pour le reste, on n’a pas forcément progressé. Mais le dual n-back semble différent. D’après l’expérience de Buschkuehl et Jaeggi, il semblerait qu’après s’être exercés pendant 25 minutes par jour au dual n-back, les cobayes se seraient montrés capables d’augmenter de 40% le taux de réponses exactes à un test de QI qui comporte des questions, qui, répétons-le, n’ont pas de rapport direct avec le dual n-back.

L’effet de ce jeu serait en fait d’augmenter deux capacités liées à l’exercice de cette intelligence fluide : la mémoire de travail et le contrôle de l’attention.

Une fois encore, on voit à quel point le cerveau est une machine complexe, qui va à l’encontre de nos habitudes de raisonnement. En général, nous cherchons à isoler les variables. Travailler la mémoire, eh bien, ça sert à augmenter la mémoire. Mais on voit ici qu’améliorer un certain type de mémoire augmente un certain type d’intelligence. Et ce n’est pas tout. L’équipe de Torkel Klinberg de l’institut Karolinska à l’université de Suède a cherché à comprendre quels étaient les effets d’un travail intensif sur la mémoire de travail au niveau le plus bas du cerveau, sa chimie. Il s’avéra qu’une amélioration de la mémoire de travail tendait à augmenter le nombre des récepteurs à la dopamine.

La dopamine est libérée pour nous récompenser d’une action réussie. Ce n’est donc pas réellement une « drogue du plaisir » qui nous laisse heureux et béats, mais plutôt une « carotte » qui nous est donnée lorsque nous avons fait la preuve de nos compétences. Un niveau insuffisant de dopamine peut entrainer toute une série de désordres comme les déficits de l’attention, voire la schizophrénie. Quelqu’un qui manque de dopamine ne pourra pas fixer son attention, car il ne sera pas récompensé de ses efforts et perdra vite toute motivation.

On voit encore comme les choses sont compliquées : la mémoire de travail joue un rôle à la fois comme composant d’un certain type d’intelligence, mais aussi dans la production d’un neurotransmetteur jouant manifestement un rôle émotionnel sur notre caractère !

De simples exercices peuvent provoquer des modifications très profondes sur le fonctionnement de notre esprit. Mais l’on voit bien que ce n’est pas n’importe quels types d’exercices : selon leur action sur différentes zones de la mémoire et de l’intelligence, leur effet peut-être réel ou… inexistant.

Rémi Sussan

Ce dossier est paru originellement de janvier à février 2009 sur InternetActu.net. Il a donné lieu à un livre paru chez Fyp Editions : Optimiser son cerveau.

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18 réponses sur “Le cerveau, objet technologique (5/8) : Faut-il exercer son esprit pour en avoir ?”

  1. Une étude comparative devrait être faite entre un jeu vidéo de qualité et un bon livre, au plan de l’enrichissement intellectuel du sujet. On peut supposer que le livre l’emporterait.
    Par conséquent, quelques questions méritent d’être posées :
    – le jeu vidéo est-il simplement une voie d’accès commode au cerveau des jeunes réfractaires à la lecture afin de ne pas les laisser uniquement en face de leur télévision ? Autrement dit, l’abord par le jeu vidéo n’est-il pas une forme de capitulation devant le couple TV-écran d’ordi ?
    – le principe du pâte d’alouette (une alouette pour un cheval) ne va-t-il pas s’appliquer en matière de jeux vidéos où le bénéfice des jeux de stratégie ou de découvertes sera anéanti par les jeux débiles, beaucoup nombreux (baston, simulateurs de mafia, de guerre etc.) ? Ne verra-t-on pas un « effet Pénélope » ?
    – quels moyens seront mis en oeuvre pour éviter l’addiction au jeu vidéo, qui est comme on le sait extrêmement chronophage, avec le risque que cela entraîne pour la nécessaire diversification intellectuelle ?
    – les éditeurs de jeux ne seront-ils pas plus enclins à utiliser l’accès privilégié au cerveau des jeunes joueurs pour faire passer des messages dont le but est de former de bon consommateurs, plutôt que d’y inclure des aspects éducatifs, susceptibles de faire fuir les clients vers des jeux plus « basiques » ?

    PS J’apprécie de trouver le terme dopamine, un neuromédiateur, dans cette série d’articles sur le cerveau. Il s’agit à mon sens de la base du sujet. Il y a plus à miser sur le développement de médications influant sur les neuromédiateurs, pour l’amélioration des capacités du cerveau, que dans la réalisation d’exercices susceptibles de déclencher une production endogène de ces médiateurs.

    1. « Une étude comparative devrait être faite entre un jeu vidéo de qualité et un bon livre, au plan de l’enrichissement intellectuel du sujet. On peut supposer que le livre l’emporterait. »
      Et bien si vous aviez lu attentivement l’article vous auriez supposé l’inverse. C’est bien gentil d’être dans la jalousie permanente des plus jeunes générations, mais ça obscurcit sacrément votre jugement. J’argumente (peut-être parce que je suis jeune donc mon âge ne suffit pas à être un argument) : la lecture est bien plus passive que le jeu, de plus il n’y a pas de challenge donc pas d’incitation à l’amélioration de nos capacités cognitives et récompense (dopamine), donc c’est bien plus limité. Je ne dénigre pas la lecture, je lis bien plus que je joue, mais je ne dénigre pas les jeux vidéos : je suis ouvert d’esprit.
      Bon, je ne réplique pas aux lieux communs qui suivent, on voit bien que vous parlez sans savoir. De nombreuses études contredisent vos assertions paranoïaques.

      Désolé pour la rhétorique un peu pugnace, mais vous vous exprimez avec une certitude assez pénible et un mépris totalement inutile : ce que vous dites est complètement banal, n’importe quel conservateur passéiste technophobe rétrograde sortira le même discours, ce discours est transmis à des plus jeunes qui croit que les anciens sont des sages.. Bref on se retrouve avec une masse non négligeable de personnes supposées plus éduquées et plus intelligentes, du moins dans leur posture, mais qui arrivent à des conclusions purement subjectives : un rejet de l’inconnu digne de la xénophobie du 17ème siècle.

      1. Beau commentaire Aurélien.
        Hormis le fait que « la lecture est bien plus passive que le jeu », je vous rejoins sur beaucoup de points…même si je suis peut-être moins jeune que vous.
        La lecture n’est absolument pas passive, elle fait appel à la mémoire ainsi qu’à la créativité et à votre imaginaire pour pouvoir associer des idées, des concepts etc.
        Avez-vous déjà été voir un film dont vous aviez lu le livre? Avez-vous été déçu? Surement, car l’histoire différait de la vôtre, celle que vous vous étiez créée avec vos images.
        « Il entra dans le donjon et s’avança vers le buffet où était les convives »: votre donjon, votre buffet et les convives ne seront probablement pas mon donjon, mon buffet et mes convives.

      2. @Aurélien
        Vous êtes comme les hommes politiques qui ne répondent pas à la question.
        J’ai pris soin dans mon commentaire de ne faire aucune affirmation. Ce commentaire d’ouverture lançe le débat et ne comporte que des questions. Or, vous ne répondez à aucune de ces questions. Vous faites de la « rhétorique pugnace ». Vous vous lancez dans le conflit intergénération.
        J’ai remarqué sur les blogs pas mal d’obsessionnels qui ramènent tout à la question qui les intéresse. Les plus caricaturaux sont les linguistes. Vous voyez de quoi je veux parler maintenant 🙂
        Dans le cas présent, la différence de génération entre vous et moi n’intervient pas autant que vous le croyez car je suis moi-même un joueur passionné et depuis longtemps, depuis mon premier Amstrad CPC et mon premier Amiga. C’est ma connaissance du jeu vidéo qui me permet justement de poser les questions qui ne vous ont pas intéressées.

        1. @untel

          C’est un peu facile, quand même, la manière dont vous vous en prenez à Aurélien en l’accusant de foncer comme un taureau fou parce qu’il prend pour des affirmations les questions que vous posez.

          Car vos questions, certes subtiles et invitant au débat plus qu’à l’affrontement, ne sont que la couche supérieure de votre propos : elles reposent en effet sur des présupposés qui sont autant d’affirmations implicites qu’Aurélien a très bien perçues, même s’il n’a pas su les attaquer.

          Ainsi, vous semblez avoir avoir une conception « sociale » ou « utilitariste » de l’enrichissement personnel : est bon ce qui peut être recyclé dans une situation sociale, est mauvais ce qui est solipsiste ; une conception pour le moins pessimiste du public jeune, que vous supposez systématiquement enclin à la facilité ; et une conception exagérément cynique du comportement des éditeurs de jeu vidéo, qui sont pourtant souvent des entrepreneurs soucieux de leur public plutôt que de simples financiers.

          Face à ce discours à deux couches, évidemment que la simple rhétorique pugnace d’Aurélien ne fait pas le poids.

          Pourtant, on peut s’attaquer à la couche profonde. Je vais m’y essayer, un peu.

          « Une étude comparative devrait être faite entre un jeu vidéo de qualité et un bon livre, au plan de l’enrichissement intellectuel du sujet. On peut supposer que le livre l’emporterait. », dites-vous.

          Eh bien, non : on peut supposer que dans certains cas le livre l’emporterait, et dans d’autres le jeu vidéo. Et on peut remonter plus profond dans la couche de cos présupposés et se demander pourquoi l’enrichissement intellectuel serait dans toutes les situations meilleur que tout autre type d’enrichissement. Le jeu vidéo fait fonctionner un mode de connaissance que le livre ne peut pas faire fonctionner : la simulation. Un pilote de chasse, ou un commandant de sous-marin, ou un économiste ne peuvent pas se satisfaire des livres pour inscrire au plus profond de leur corps les connaissances dont ils ont besoin.

          Les fictions, les livres d’histoire, « ne font guère que » présenter des récits à la troisième personne. Un traité de philosophie ou de mathématique « ne fait guère que » présenter la description d’une théorie. Évidemment, ils le font très bien. Mais ils ont leurs limites : pour la connaissance intime d’un milieu, rien ne vaut l’immersion dans ce milieu. Ou, à défaut, une simulation de l’immersion dans ce milieu.

          Et puis, pourquoi faudrait-il considérer comme légitime le seul « enrichissement intellectuel » ? Le simple plaisir que donne l’immersion dans un autre monde, sans amélioration notoire de la personnalité ou des performances de la personne qui vit une telle expérience, est légitime en soi. C’est ce que ne veulent pas reconnaître ceux qui, comme vous, parlent d’addiction au jeu vidéo.

          Savez-vous pourquoi, quand j’ai acheté puis lu pour la première fois le Seigneur des Anneaux, je ne suis pas restée immergée dans l’histoire tout un mois d’affilée, presque sans boire ni manger ni dormir ? Uniquement parce qu’il ne m’a fallu que trois jours pour arriver à la dernière page. Mais si Tolkien avait écrit 15 volumes, pas 3, j’aurais consacré 15 jours à la première lecture, que j’aurais terminée en deux semaines, à l’exclusion de toute autre activité non vitale. Et je peux vous dire que trente ans après, je n’en suis pas encore sortie de cette histoire, sur laquelle je sais maintenant tenir un discours de critique littéraire, mais que je relis chaque année avec un plaisir renouvelé.

          J’ai donc énormément de sympathie pour les personnes qui restent immergées grâce au jeu vidéo dans les mondes secondaires qui les passionnent. Ils ont fondamentalement raison de placer leurs désir là où ils le placent. Et tant qu’ils remplissent leurs obligations sociales minimales (réussite scolaire, implication raisonnable au travail) personne ne devrait salir leur passion et leur désir avec le terme d’addiction.

          Ils n’iront pas faire des ballades en forêt, ils ne feront pas marcher l’industrie aéronautique, ils ne feront pas marcher le système en ne travaillant pas comme des fous pour être rentables pou une entreprise et acheter l’immobilier et le mobilier qui convient à une gentille petite famille bien insérée socialement, ils n’iront pas faire de l’humanitaire… Bref, passionnés par le jeu vidéo, ils vivront selon leur goût plutôt que selon l’un des modèles que leur propose la société, et vous avec elle ? Et alors ? Qu’on les laisse faire plutôt que de les évaluer, comme vous prétendez le faire, à l’aune de l’enrichissement intellectuel amené par tel ou tel média.

          Il est déjà cette heure-ci ? Ah oui, quand même.

          À bientôt, untel, c’est toujours stimulant de vous rencontrer sur ces forums.

          1. Merci pour ce crochet au foie. Je vous répondrai plus longuement quand il fera moins tard.
            En première lecture, les points contestables sont le brevet d’honorabilité que vous donnez aux éditeurs de jeux et votre bénédiction pour l’immersion du jeune dans le jeu. Dans les deux cas il s’agit à mon sens d’un dénie des réalités. Deux personnages n’existent que dans votre fertile et généreuse imagination :
            – L’éditeur vertueux, qui désire produire un jeu éducatif (je ne parle pas des sociétés spécialisées dans le jeu éducatif, cet objet acheté par les parents et qui dort au fond du disque dur depuis Noël dernier) ;
            – Le joueur qui concilie une immersion ludique et une vie sociale normale (il ne conciliera les deux que lorsqu’il cessera de joueur ou lorsqu’il jouera de manière distanciée, sans justement s’immerger).

            PS Addiction n’est pas un terme grossier. Vous dites passion et immersion à la place ? Comme vous voudrez. Dans les deux cas, la conséquence est la chronophagie. Qu’importe le terme employé si on considère le résultat.

          2. Suite et fin de ma réponse à Aline.

            En deuxième lecture, je remarque que votre commentaire était rudement bon. Je ne suis pas amer d’être contredit si c’est avec autant de talent !
            Je formule quand même deux objections supplémentaires :
            – Vous dîtes que j’ai une conception «sociale» ou «utilitariste» de l’enrichissement personnel. C’est peut-être vrai mais cela n’apparaît pas dans mon texte, même sous forme interrogative. Je n’ai pas à me défendre d’une idée que je n’ai pas exprimée.
            – Vous accordez au joueur le droit de jouir du « simple plaisir que donne l’immersion dans un autre monde ». Je lui accorde aussi, tout en constatant l’évolution « niaiseuse » de notre société. La société alternative serait désormais le monde persistant de WoW ? N’y a-t-il pas là un appauvrissement des idéaux ? Entre les « fashion victims » d’un coté et les « game victims » ( ou « gamers ») de l’autre, il reste peu de place pour la réflexion lucide et la vision politique du monde. Les sociétés occidentales ont désamorcé les pulsions rénovatrices ou révolutionnaires de leur jeunesse en les engluant dans Mario Kart et dans Sonic le Hérisson. La manette de la console à la main au lieu du petit livre rouge…

          3. Petites précisions, car la démonstration principale est faite.

            1/ Je n’ai pas en tête « l’éditeur vertueux qui désire produire un jeu d’éducatif ». Le destin du jeu éducatif est effectivement la mise en sommeil. Ce que j’ai en tête, c’est l’entrepreneur sensé qui s’adresse au marché des gamers (marché de niche donc moins soumis que d’autres aux diktat du capitalisme dominant), et qui ne peut exercer son activité sur la durée qu’en prêtant attention au désir de son public, à la qualité de l’expérience d’immersion, plutôt qu’à son profit à court terme. Là où il y a qualité, il y a culture, même si ce n’est pas dans un but éducatif.

            Cette figure d’éditeur est elle aussi une figure trop belle pour être vraie, dans un monde économique régi par les financiers plutôt que par les entrepreneurs, et pourtant, dans le monde réel, on rencontre chez divers éditeurs des équipes de créateurs de jeu qui s’en rapprochent beaucoup.

            (Au juste, pouvez-vous admettre qu’une culture qui n’est pas prisonnière d’une intention éducative est plus satisfaisante, plus vivante que la culture utlitariste de l’éducation nationale, des manuels scolaires et des jeux éducatifs ? Je crains que vous ayez du mal, parce que votre utilitarisme filtre partout dans les textes que vous rédigez, il n’est pas besoin que vous l’exprimiez explicitement pour qu’il soit lisible et que vous deviez vous en défendre. L’expression « enrichissement intellectuel » est en elle-même une expression utilitariste. Pour parler de presque la même chose, j’utiliserais pour ma part « expérience enrichissante » ou « expérience gratifiante ».)

            2/ Je n’ai pas en tête non plus « Le joueur qui concilie une immersion ludique et une vie sociale normale ». La vie sociale normale est mon ennemie depuis que je suis gamine. J’ai en tête le joueur qui concilie une immersion ludique et ses obligations sociales. En conséquence, sur ce coup-là je suis plus proche que vous de la réalité. Les obligations sociales sont un fait. On peut en faire la liste, on peut les résumer en une phrase : « travailler suffisamment pour ne pas devenir un assisté ». La vie sociale normale est une construction imaginaire.

            C’est là le coeur de ce qui nous oppose, vous et moi. Et au-delà de nos deux personnalités sans grande importance, au fond, c’est aussi le coeur du débat qui oppose les gamers qui prennent conscience d’eux-mêmes et les « gardiens de prison » que sont les psychologues et philosophes qui montent au créneau pour dénigrer ce style de vie en pleine émergence.

            Je vise particulièrement ici des gens comme Serge Tisseron et Bernard Stiegler, qui jouent régulièrement dans les médias le rôle de super-pères bienveillants vers lesquels se retournent les pauvres parents éplorés qui constatent que leurs ados et post-ados gamers ne suivent pas le trajet de vie qui leur ferait plaisir à eux, pauvres parents éplorés. « Docteur, mon bon docteur, que dois-je faire pour ramener mon gamin dans le droit chemin, vers la famille, vers l’insertion dans une profession et donc une classe sociale qui me valorise, vers une vie sociale normale (foot/rugby, vin/bière, sortie avec les copains/shopping entre filles, drague/parentalité…) ? »

            Comme Tisseron et Stiegler, vous pensez, vous, au moins. Ma méchanceté ne s’adresse donc pas à vous, mais aux personnes qui s’efforcent de maintenir la norme sans penser, comme justement ces pauvres parents éplorés qui font ma joie cruelle quand je les vois apparaître au J.T. en mode « panique morale ». Reste que, même si vous pouvez faire état d’une expérience significative du jeu vidéo qui fait de vous tout le contraire d’un ignorant, vous êtes dans le camp opposé au mien, et le camp des gamers est fort maintenant, on n’y trouve pas que des ados consommateurs décérébrés par les vendeurs de babioles électroniques, englués dans Mario Kart et Sonic le Hérisson. Mes étudiants gamers, par exemple, ne sont ni plus ni moins performants que les autres. Attendez-vous donc à trouver une opposition redoutable au discours que vous tenez, même si c’est dans un contexte courtois.

            Bonne journée à vous.

          4. ***Attendez-vous donc à trouver une opposition redoutable au discours que vous tenez***
            Non, ne venez pas avec votre bande, j’ai assez de mal avec vous !
            Vous ne répondez pas sur un point qui est introduit par mon expression « game victim » au lieu de gamer.
            La main mise de la culture américaine sur le jeu ne vous gêne pas ?
            D’abord les termes (autrefois le scrolling, aujourd’hui le first-person shooter), la philosophie (les gentils soldats américains qui massacrent le monde, rappelant le massacre des indiens dans les westerns), le mode de vie (sims faisant écho à la série TV desesperate housewives).
            Les jeunes que vous connaissez ont-ils assez de recul pour voir la manipulation exercée par Hollywood et les éditeurs de jeux pour le formatage des esprits ?

          5. La main mise de la culture américaine sur le jeu vidéo ne me gêne pas plus que la main mise de la culture américaine sur le jazz et les musiques populaires. Elle a ses côtés irritants, mais ce n’est pas le résultat d’une domination économique impérialiste pensée et mise en oeuvre pour opprimer les peuples de la terre : c’est juste un fait provisoire, preuve du dynamisme américain, et avec lequel il faut composer.

            Les jeunes gens que je connais et auxquels j’ai fait allusion en tant que gamers accomplis sont dans leur grande majorité âgés de 18 à 25 ans, étudiants en fac de lettres et de sciences plutôt qu’en école de commerce, et donc oui, ils ont, ou ils sont en train d’acquérir, assez de recul pour profiter de la culture américaine tout en résistant au formatage des esprits. Certains sont plus performants que les autres, dans mes cours, GRÂCE à leur immersion dans les jeux vidéos et les séries télé plutôt que MALGRÉ le temps passé dans cette activité : l’anglais oral ne s’apprend pas dans les livres. Non seulement ils sont performants (critère utilitariste, après tout, suffisant pour vous mais pas pour moi), mais ils profitent pleinement des plaisirs qu’amène une bonne maîtrise d’une langue étrangère, dont la pratique gratifiante du jeu vidéo : ils sont dans un cercle vertueux, là. Je vous accorde qu’il s’agit là d’une élite, pas du tout-venant, mais justement, une forme d’élite existe et émerge entre autres grâce au jeu. Donc il faut chercher ailleurs que dans le jeu ce qui produit les médiocres et la médiocrité qui vous affligent.

          6. ***mais ce n’est pas le résultat d’une domination économique impérialiste pensée et mise en oeuvre***

            Ce n’est pas exact. Vous trouverez une citation de Obama disant que l’industrie du divertissement a un intérêt stratégique capital pour les Etats-Unis. Ils suivent ça de très près.
            Objectivement, il n’y a plus le rejet de l’impérialisme américain observé à l’époque de la guerre du Vietnam. Ils sont de plus en plus présents mais on miraculeusement dégoupillé la contestation.

          7. Untel. Si jamais vous êtes encore ici, et si vous lisez l’anglais, allez faire un tour ici :

            http://www.bbc.co.uk/news/health-15720178

            L’article signale que la pratique intensive du jeu vidéo modifie la structure du cerveau des joueurs, augmentant la taille de la zone impliquée dans la otivation et la récompense. Le journaliste de la BBC et les scientifiques interviewés ont le bon goût de ne pas tirer de ce fait des conclusions rapides et exagérées.

            Cet article n’est pas que pour vous, untel. Il est aussi une réponse au troll qui se lamente de ne pas nous voir parler de « la cervelle ».

        2. Je salue votre honneteté, Aline, car vous me donnez des arguments.
          Les auteurs mettent en évidence une base anatomique à ce que j’appelais addiction, que vous appeliez passion/immersion et qu’ils appellent « compulsive computer gaming ».
          Un conseil donné par les auteurs est de ne pas pratiquer le jeu plus d’une demi-journée par semaine, rappelant la pratique distanciée que je préconisais plus haut.

          Mon esprit critique disproportionné m’interdit toutefois de tirer des conclusions définitives. Car cette étude révèle une hypertrophie d’une structure du cerveau (de la cervelle pour que tout le monde comprenne :)). Il est difficile de tirer d’une observation aussi grossière (gros ou petit) des conclusions aussi fines que le comportement psychologique d’un individu. Nous ne sommes pas à la même échelle. Une analyse de la « chimie » de l’addiction au jeu est une prochaine étape indispensable.

          1. Non, non. Je vous ai donné des infos intéressantes, pas des arguments. Vous choisissez de tirer de ces infos des arguments en faveur de la pratique distanciée : fort bien, mais permettez-moi de répondre que d’après moi vous allez trop vite en besogne.

            Pourquoi donc faudrait-il s’arrêter de se faire plaisir, et se limiter à une pratique sage et modérée du jeu, le genre de pratique qui rassure sa maman, ses professeurs et ses docteurs, au prétexte que la zone du cerveau associée au plaisir est plus volumineuse dans le cerveau des grands joueurs qui ont fait l’objet de cette étude que dans le cerveau des joueurs occasionnels ? Effectivement, cette zone est également plus volumineuse chez les consommateurs de certaines drogues et pourrait être associée à « l’addiction », mais une fois qu’on a fait cette observation, qu’a-t-on dit ? Pas grand chose : l’étude ne fait que mettre en évidence une corrélation ; ses auteurs se gardent bien d’avancer le récit d’une succession probable de causes et d’effets.

            En quoi cette augmentation de volume est-elle un indicateur inquiétant ? En rien du tout : elle vient d’être observée pour la première fois, ce qui fait avancer la science, mais rien ne permet de dire qu’elle est plus préoccupante que, par exemple, le volume des muscles des bras de Rafael Nadal.

            Je me rappelle avoir lu il y a plusieurs années que le cerveau des chauffeurs de taxi londoniens était plus volumineux que la moyenne dans la zone où on supposait qu’étaient stockée la mémoire détaillée des milliers de noms de rue de la capitale britannique. Personne n’a dit à l’époque qu’il ne fallait pratiquer le chauffage de taxi plus d’une demi-journée par semaine si on ne voulait mettre en péril sa santé et sa famille.

          2. Oops.

            Personne n’a dit à l’époque qu’il ne fallait pas pratiquer le chauffage de taxi plus d’une demi-journée par semaine si on ne voulait pas mettre en péril sa santé et sa famille.

  2. « C’est oublier peut-être rapidement le plaisir. » : belle constatation ! Les récepteurs noradrénergiques jouent un rôle dans les processus d’apprentissage ainsi que dans ceux liés au plaisir, comme vous le notifier à la fin. On sait maintenant qu’il y a un fort lien entre émotions et mémoire.
    « Travailler la mémoire, eh bien, ça sert à augmenter la mémoire. » cf. les méthodes pour lutter contre Alzheimer.
    « De simples exercices peuvent provoquer des modifications très profondes sur le fonctionnement de notre esprit. Mais l’on voit bien que ce n’est pas n’importe quels types d’exercices : selon leur action sur différentes zones de la mémoire et de l’intelligence » Si je comprends bien, il faut savoir rester polymorphe tout en arrêtant d’être pervers…

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